Le diapason ancien par Jacques Chailley. Nous reproduisons ici in extenso un article du musicologue Pr. Jacques Chailley, paru en 1955 dans la revue Musica.

Jacques Chailley, Professeur d’histoire de la musique à la Sorbonne, Directeur de l’Institut de Musicologie de l’Université de Paris, Revue  Musica  No  17, août 1955, ed. Chaix Musica, Paris.

Le diapason ancien

par Jacques Chailley

« Le diapason ancien était plus bas que le nôtre d’environ un ton. »

Tel est l’une de ces vérités premières que l’on transmet de génération en génération, avec la force d’un axiome qui se passe de vérifications.

Or, il est une bonne raison qui empêche le diapason « ancien » (lequel ?) d’être plus bas – ou plus haut – que le nôtre, c’est qu’il… n’existait pas.

La notion même de diapason, codification d’une note-étalon, mesurée et normalisé sous un nom donné (le La), est une invention du 19e siècle. On peut même préciser son lieu et sa date de naissance : Paris, le 16 février 1859. Ce jour-là, il fut prescrit par arrêté ministériel que – à dater du 1er juillet, à Paris, et du 1er décembre, dans les départements – tous les orchestres, les facteurs d’instruments, les établissements d’enseignement de France, devaient « accorder » sur un étalon officiel, déposé au Conservatoire, et donnant le « La » de 435 vibrations doubles (ou 870 simples) par seconde, à la température de 15 degrés centigrades. En 1885, à la suite d’une conférence tenue à Vienne, la même mesure était étendue au domaine international.

C’était une révolution : ce fut même un miracle, car, pour une fois, une décision de ce genre ne se borna pas à un papier dans un dossier, mais fut effectivement suivie. Pour combien de temps ? Cela est une autre histoire, que nous n’aborderons pas ici.

Quelle était donc la situation en 1859 ? On ne trop le répéter : la notion de diapason n’existait pas. Il y avait des usages locaux, variables, non seulement d’une ville à l’autre, mais d’un orchestre à l’autre, d’une église à l’autre, d’un théâtre à l’autre. Jamais avant 1859, on ne s’est accordé sur un modèle fixé d’après une mesure : les étalonnages que l’on possède sont des constations faites au hasard des circonstances, et non, comme le diapason de 1859, une mesure délibérée sur laquelle se modèle l’usage.

Un seul peuple dans l’Antiquité, semble  avoir connu la notion de hauteur absolue : les Chinois. Dès le 6e siècle avant Jésus Christ, ils possédaient des « liu » ou appareils étalonnés sur lesquels se réglaient les instruments ; ces « liu » furent, sans doute, d’abord des cloches ; puis au 3e siècle, on y substitua des tubes, sans embouchure, dans lesquels on soufflait, comme nous soufflons dans une clef creuse. Il ne semble pas que l’exemple ait jamais débordé leur frontière ; même dans les pays les plus proches et les plus influencés par eux, comme l’Indochine du Nord, la Musique est toujours restée basée sur la hauteur relative ; seuls quelques intervalles comptent, non la hauteur absolue.

Les Grecs anciens ont-ils possédé une hauteur absolue ? Des musicologues modernes l’ont pensé. Deux arguments surtout les ont menés à cette croyance : d’abord que le système des sons était divisé en tétracordes portant respectivement les noms de « graves, moyennes, suraiguës » et embrassant la tessiture totale de la voix humaine, soit 2 octaves : ensuite, la présence chez les théoriciens de « tableaux de transposition », ayant pour but d’accorder la lyre de différentes façons, selon la tessiture à donner à une mélodie.

Il est aisé de démontrer (ceci dépasserait le cadre de cet article) que tirer de ces faits la conclusion d’un diapason fixe ne peut se faire sans solliciter étrangement les textes. Au reste, les partisans de cette interprétation divergent curieusement lorsqu’il s’agit de matérialiser ce diapason : Bellermann situe la « mèse » (correspondant à la note La) à la hauteur du Fa naturel ; Maurice Emmanuel à la hauteur du Fa dièse ; Antoine Auda à la même hauteur que notre La. En fait, rien de tout cela n’est solide. Jamais les Grecs ne parlent de hauteur absolue. La nomenclature des tétracordes fait allusion à une tessiture, avec la marge d’imprécision que ce terme suppose ; le mot  « ton de transposition » est moderne et tendancieux : les Grecs disent seulement « les tons », c’est-à- dire ce qui concerne la tension « tonos » des cordes ; les spéculations sur ces tons ne visent que la façon de répartir les intervalles entre les cordes de la lyre, et commentent des diagrammes théoriques. Tout ce qui a trait aux hauteurs de notes se calcule sur le monocorde pythagoricien, c’est-à-dire sur un instrument d’une extrême précision quant aux mesures d’intervalles, mais d’une imprécision non moins extrême en ce qui concerne l’accord initial, dont il n’est jamais parlé.

Le Moyen-âge renchérit encore sur cette imprécision, en abandonnant la pratique (car il enseigne encore en théorie) la distinction des tétracordes. Une même mélodie sur sur trois manuscrits différents, sera notée indifféremment Do, Ré, Mi, Fa, Sol, La, Si, Do, ou Fa, Sol, La, Si bémol. Toute la pratique solfégique du Moyen-âge, qui nous déconcerte quelque peu, est basée sur cette équivalence. Le monocorde reste l’instrument pédagogique par excellence ; les traités de facture d’orgue commencent invariablement leur chapitre relatif à l’accord par une phrase dans le genre de celle-ci (Aribon) : « Prenez pour le premier tuyau la longueur et la grosseur que vous voudrez ». Puis viennent les proportions fort précises, à partir de ce premier tuyau. À partir du 15e siècle, s’établit la convention de donner à l’ut le plus grave de l’orgue le nom de 32 pieds ; mais le pied est une longueur variable, et l’on ne sait pas très bien si cette dénomination implique ou non une normalisation de la hauteur, ni à quel diapason réel elle renvoie.

Au 16e siècle, on n’a guère changé ce point de vue. Un maître de chœur, Michel de Menehou, nous dit en 1558 comment le chef doit « accorder les quatre parties » d’un chant polyphonique :  « Regardez la plus basse note de la Basse-contre et la plus haute note du dessus, afin que, cela fait, il puisse bailler le ton. » C’est tout…

Vers le début du 17e siècle, avec les formations des premiers orchestres symphoniques, pour la danse ou pour l’opéra, il semble que s’établisse une sorte d’usage implicite qui situe le diapason usuel dans une zone commune de tessiture, encore fort imprécise : à peu près entre le Sol et le Si bémol actuels. Les variations pouvant être considérables. La  situation est la même au 18e siècle ; mais nous sommes mieux renseignés, car les savants avaient appris, depuis peu, à compter les vibrations et se livraient, de-ci de-là, à des mensurations dont ils consignaient les résultats. Un petit diapason à pompe du 18e siècle, conservé au musée du Conservatoire, porte deux graduations : l’une indique le ton de l’Opéra, l’autre le ton de la chapelle de Versailles ; la différence est d’un demi-ton environ. Contrairement à ce qu’on croit souvent, c’est le ton de la chapelle qui est le plus haut. Mais les églises ordinaires, moins bien pourvues en chanteurs experts, s’accordaient souvent plus bas : c’est le ton du chœur ou bas-ton. Il existe encore des orgues anciennes à Saint-Gervais, par exemple,, accordées au bas-ton ancien, qui pouvait descendre jusqu’au Sol actuel. Mais il ne faut pas généraliser. À Weimar, du temps de Bach, les orgues étaient, au contraire, plus hautes que notre diapason actuel – à peu-près un Si bémol, au point que Bach devait transposer les partitions d’instruments pour leur permettre de jouer avec l’orgue.

Le diapason français de 1859 : 435 Hz 

Commission française pour la norme du diapason, tel que fabriqué par Secrétan et conservé au conservatoire de Paris.

Graphique des hauteurs de diapason, relevées à l’Opéra de Paris, à Berlin et
Saint-Pétersbourg, entre 1700 et 1859, par Jacques Chailley
Nous donnons ci-dessus un graphique des hauteurs de diapason relevées à Paris (Opéra), Berlin et Saint-Pétersbourg, de 1700 à 1859. On verra que la fameuse « hausse du diapason » est une réalité pour une collectivité donnée, mais s’exerce irrégulièrement et à partir des points de départ les plus fantaisistes. Paris et Berlin partent effectivement en dessous de notre La théorique, mais sont loin d’atteindre le fameux ton : le La est un peu plus bas que notre La bémol à Paris en 1700, sous Campra et la gloire posthume de Lully ; un peu plus haut que lui à Berlin en 1752, sous Philipp-Emmanuel Bach. Saint-Pétersbourg part déjà un peu plus haut que notre La en 1796, peu après la mort de Mozart.

Notre La de 435 est franchi à Paris entre 1823 et 1830 : c’est l’époque des opéras d’Auber ; à Berlin, il est atteint plus tôt entre 1806 et 1820, alors qu’on commence à jouer en Allemagne les premières symphonies de Beethoven. Puis, il ne cesse de monter, bien au-dessus de notre diapason actuel. Pour ses travaux préparatoires, la commission de 1855-1859 réunit 27 diapasons, des provenances les plus diverses : aucun n’est plus bas que le nôtre ; c’est en effet, sur le plus bas de tous, celui ce Karlsruhe, que s’aligne la conclusion du rapport, et, par suite, la décision ministérielle que nous citions en commençant. Le plus haut, celui des Guides de Bruxelles, est presque pour nous un  Si bémol. Le « Faust » de Gounod, en 1859, dut, sans doute, inaugurer le nouveau diapason officiel.

On voit avec quelle prudence il convient de parler du « diapason ancien ». [1]

 

Références

[1] Le diapason ancien, Par Jacques Chailley, Professeur d’histoire de la musique à la Sorbonne, Directeur de l’Institut de Musicologie de l’Université de Paris, Revue  Musica  No  17, août 1955, ed. Chaix Musica, Paris.

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